• Je veux la délivrer

    Je veux qu'elle soit libre

    Et même de m'oublier

    Et même de s'en aller

    Et même de revenir 

    Et encore de m'aimer

    Ou d'en aimer un autre

    Si un autre lui plaît

     

    La quiero liberar

    Quiero que sea libre

    Y hasta que me olvide

    Y hasta que se vaya

    Y hasta que vuelva

    Y todavía me ame

    O ame a otro

    Si otro le gusta

    Prévert, Chanson du Geôlier


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    Quand le sourire éclatant des façades déchire le décor fragile du matin ; quand l'horizon est encore plein du sommeil qui s'attarde, les rêves murmurant dans les ruisseaux des haies ; quand la nuit rassemble ses haillons pendus aux basses branches, je sors, je me prépare, je suis plus pâle et plus tremblant que cette page où aucun mot du sort n'était encore inscrit. Toute la distance de vous à moi - de la vie qui tressaille à la surface de la main au sourire mortel de l'amour sur sa fin - chancelle, déchirée. La distance parcourue d'une seule traite sans arrêt, dans les jours sans clarté et les nuits sans sommeil. Et, ce soir, je voudrais, d'un effort surhumain, secouer toute cette épaisseur de rouille - cette rouille affamée qui déforme mon coeur et me ronge les mains. Pourquoi rester si longtemps enseveli sous les décombres des jours et de la nuit, la poussière des ombres. Et pourquoi tant d'amour et pourquoi tant de haine. Un sang léger bouillonne à grandes vagues dans des vases de prix. Il court dans les fleuves du corps, donnant à la santé toutes les illusions de la victoire. Mais le voyageur exténué, ébloui, hypnotisé par les lueurs fascinantes des phares, dort debout, il ne résiste plus aux passes magnétiques de la mort. Ce soir je voudrais dépenser tout l'or de ma mémoire, déposer mes bagages trop lourds. Il n'y a plus devant mes yeux que le ciel nu, les murs de la prison qui enserrait ma tête, les pavés de la rue. Il faut remonter du plus bas de la mine, de la terre épaissie par l'humus du malheur, reprendre l'air dans les recoins les plus obscurs de la poitrine, pousser vers les hauteurs - où la glace étincelle de tous les feux croisés de l'incendie - où la neige ruisselle, le caractère dur, dans les tempêtes sans tendresse de l'égoïsme et les dérisions tranchantes de l'esprit.

    Pierre Reverdy, Férailles

     


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    Quand le front de l'enfant, plein de rouges tourmentes,

    Implore l'essaim blanc des rêves indistincts,

    Il vient près de son lit deux grandes sœurs charmantes

    Avec de frêles doigts aux ongles argentins.

     

    Elles assoient l'enfant devant une croisée

    Grande ouverte où l'air bleu baigne un fouillis de fleurs,

    Et dans ses lourds cheveux où tombe la rosée

    Promènent leurs doigts fins, terribles et charmeurs.

     

    Il écoute chanter leurs haleines craintives

    Qui fleurent de longs miels végétaux et rosés,

    Et qu'interrompt parfois un sifflement, salives

    Reprises sur la lèvre ou désirs de baisers.

     

    Il entend leurs cils noirs battant sous les silences

    Parfumés ; et leurs doigts électriques et doux

    Font crépiter parmi ses grises indolences

    Sous leurs ongles royaux la mort des petits poux.

     

    Voilà que monte en lui le vin de la Paresse,

    Soupir d'harmonica qui pourrait délirer ;

    L'enfant se sent, selon la lenteur des caresses,

    Sourdre et mourir sans cesse un désir de pleurer. 

    Rimbaud, Poésies

     


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    Si je vous ai raconté ces détails sur l’astéroïde B 612 et si je vous ai confié son numéro, c’est à cause des grandes personnes. Les grandes personnes aiment les chiffres. Quand vous leur parlez d’un nouvel ami, elles ne vous questionnent jamais sur l’essentiel. Elles ne vous disent jamais : « Quel est le son de sa voix ? Quels sont les jeux qu’il préfère ? Est-ce qu’il collectionne les papillons ? » Elles vous demandent : « Quel âge a t-il ? Combien a t-il de frères ? Combien pèse t-il ? Combien gagne son père ? » Alors seulement elles croient le connaître. Si vous dites aux grandes personnes : « J’ai vu une belle maison en briques roses, avec des géraniums aux fenêtres et des colombes sur le toit… », elles ne parviennent pas à s’imaginer cette maison. Il faut leur dire : « J’ai vu une maison de cent mille francs. » Alors elles s’écrient : « Comme c’est joli ! »

    Si le conté estos detalles sobre el asteroide B 612 y si le confié su número, es a causa de las grandes personas. A las grandes personas les gustan las cifras. Cuando usted les habla de un nuevo amigo, jamás le interrogan sobre lo esencial. Jamás le dicen: « ¿Cuál es el sonido de su voz? ¿Cuáles son los juegos que prefiere? ¿Acaso colecciona a las mariposas? » Le piden: « ¿Cuál edad tiene ? ¿ Cuántos hermanos tiene? ¿Cuánto pesa? ¿Cuánto gana su padre? » Entonces solamente creen que ellas lo conocen. Si usted les dice a las grandes personas: « Vi una bella casa en ladrillos rosas, con geranios a las ventanas y las palomas sobre el tejado », no llegan a imaginarse esta casa. Hay que decirles: « Vi una casa de cien mil francos. » Entonces exclaman: « ¡ Como es hermoso! »

    Antoine de Saint-Exupéry, El Pequeño Príncipe

     


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  • « J’ai honte de ce que je suis. La honte réalise donc une relation intime de moi avec moi :j’ai découvert par la honte un aspect de mon être. Et pourtant, bien que certaines formes complexes et dérivées de la honte puissent apparaître sur le plan réflexif, la honte n’est pas originellement un phénomène de réflexion. En effet, quelque soit les résultats que l’on puisse obtenir dans la solitude par la pratique religieuse de la honte, la honte dans sa structure première est honte devant quelqu’un. Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire :ce geste colle à moi, je ne le juge ni ne le blâme, je le vis simplement, je le réalise sur le mode du pour-soi. Mais voici tout à coup que je lève la tête :quelqu’un était là et m’a vu. Je réalise tout à coup toute la vulgarité de mon geste et j’ai honte. Il est certain que ma honte n’est pas réflexive, car la présence d’autrui à ma conscience, fût-ce à la manière d’un catalyseur, est incompatible avec l’attitude réflexive :dans le champ de ma réflexion je ne puis jamais rencontrer que la conscience qui est mienne. Or autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même :j’ai honte de moi tel que je m’apparais à autrui. Et, par l’apparition même d’autrui, je suis mis en mesure de porter un jugement sur moi-même comme sur un objet, car c’est comme objet que j’apparais à autrui. Mais pourtant cet objet apparu à autrui, ce n’est pas une vaine image dans l’esprit d’un autre. Cette image en effet serait entièrement imputable à autrui et ne saurait me « toucher ». Je pourrais ressentir de l’agacement, de la colère en face d’elle, comme devant un mauvais portrait de moi, qui me prête une laideur ou une bassesse d’expression que je n’ai pas ;mais je ne saurais être atteint jusqu’aux moelles :la honte est, par nature, reconnaissance. Je reconnais que je suis comme autrui me voit. Il ne s’agit cependant pas de la comparaison de ce que je suis pour moi à ce que je suis pour autrui, comme si je trouvais en moi, sur le mode d’être du pour-soi, un équivalent de ce que je suis pour autrui. D’abord cette comparaison ne se retrouve pas en nous, à titre d’opération psychique concrète :la honte est un frisson immédiat qui me parcourt de la tête aux pieds sans aucune préparation discursive. Ensuite, cette comparaison est impossible :je ne puis mettre en rapport ce que je suis dans l’intimité sans distance, sans recul, sans perspective du pour-soi avec cet être injustifiable et en-soi que je suis pour autrui. Il n’y a ici ni étalon, ni table de correspondance. La notion même de vulgarité implique d’ailleurs une relation intermonadique [une relation entre des individus distincts]. On n’est pas vulgaire tout seul. Ainsi autrui ne m’a pas seulement révélé ce que j’étais :il m’a constitué sur un type d’être nouveau qui doit supporter des qualifications nouvelles. »

    Sartre, L’être et le néant


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